Rencontre avec Kalon, une mangaka française

Ambiance, ambiance ce matin du 28 avril 2022 dans l’auditorium des Capucins où se concrétise la toute première rencontre avec l’illustratrice Kalon, organisée de longue date par le réseau des médiathèques brestoises dans le cadre du prix BD KERANBULLE auquel participe le niveau 5e au collège. Rires et bavardages se fondent soudainement dans un silence attentif et curieux alors que la mangaka, de son vrai nom Virginie Diallo, prend la parole d’une voix douce et posée pour se présenter.

Par « mangaka » comprenez illustratrice de «  manga » qui signifie «  bande dessinée » en japonais, soit l’art de raconter des histoires. Sa particularité : les cases se lisent de droite à gauche et de haut en bas. Les lecteurs français sont si attachés à cette lecture « à la japonaise » qu’ils ont longtemps boudé les mangas avec un sens de lecture « à l’occidentale », de gauche à droite.

Son pseudo Kalon en intrigue plus d’un.e. Que signifie donc Kalon ? Kalon, c’est «  coeur  » en breton, un coeur en accord avec ses valeurs d’authenticité, de modestie, d’ouverture aux autres, de travail et avec sa culture celte à laquelle elle est très attachée. De plus elle trouve la lettre K très « graphique » et simple à « signer ».

Trois autres mots la définissent : autodidacte, Goldorack et chien. Ce dernier lui est indispensable pour compenser les longues heures de solitude inhérentes au métier d’illustrateur dans lequel elle s’épanouit aujourd’hui après une carrière de fonctionnaire au CROUS et à l’université.

Elle se voit plutôt comme une « illustrarice de BD spécialisée dans le manga ». A ce jour elle a publié 3 séries de mangas : Love INC , E-dylle et Versus Fignting Story (T1 & 2 au CDI !) sur le thème des combats sportifs professionnels de jeux vidéos de « street fighting » soit l’Esport. Et aussi Talento Seven, dont elle finalise actuellement le troisième tome. L’intérêt pour ce format graphique japonais date de son adolescence avec la déferlante des anime japonais à la télévision au « Club Dorothée », « Récré A2 » ou « Youpi l’école est finie », des émissions cultissimes pour sa génération.

Dans les années 80 elle adorait regarder Goldorak le robot de l’espace , Bioman ou encore Dragon Ball Z. « Leurs histoires, plus matures que les comics américains et pleines d’enjeux dramatiques, parlaient aux jeunes, éveillaient leur imagination et suscitaient leur curiosité pour la culture japonaise » souligne t-elle. A l’époque elle était déjà séduite par leur graphisme très particulier et la capacité d’évolution des personnages. « J’ai même fait du volley au collège après avoir vu l’anime « Jeanne et Serge » se souvient-elle. Un univers de curiosités s’ouvrait alors aux ados des années 70-80 bien avant l’ère de l’Internet et des plate-formes de streaming sur lesquelles on peut aujourd’hui « binger » des séries TV à loisir.

A paris où elle a grandi, elle fréquentait une librairie japonaise dans le quartier de l’Opéra. Elle se rappelle avoir vécu la découverte des univers « manganesques » (en langue originale s’il vous plaît !) comme un véritable choc culturel, « une révélation » se souvient t-elle. D’ailleurs sa référence graphique absolue est un shonen manga écrit et dessiné par Tsukasa Hojo, City Hunter rebaptisé « Nicky Larson » dans sa version française. « J’aime particulièrement son humour et son dessin semi-réaliste, oscillant entre enfance et âge adulte » remarque t-elle. Son propre style graphique est également ancré dans la réalité à l’opposé du style semi-stylisé de certains mangas qu’elle trouve trop formaté.

Sa préférence va aux Seinen mangas qui racontent des « tranches de vie » dans lesquelles la psychologie des personnages est centrale. Mais elle dessine aussi des Shonen mangas axés sur des valeurs de dépassement de soi, et dans lesquels les personnages mènent souvent une quête initiatique avec de nombreux obstacles à surmonter. Dans les Shojo Mangas la romance et les sentiments dominent largement. Parmi ses mangas préférés figure « Racaille Blues  » un shonen manga de Masanori Morita, le premier manga typé Furyo publié en français. Le genre Furyo, plus « punchy » selon elle, évoque des personnages de « bad boys, des rivalités entre bandes de lycée et de la… « baston » sans être dur ni violent cependant.

« Les personnages sont bien caractérisés. Un gros plan sur leurs yeux, la forme du visage, leurs sourcils, leur coiffure, permet de les différencier. » ajoute t-elle. « Créer un personnage de manga c’est lui attribuer des caractéristiques physiques et graphiques pour gagner en expressivité : un grain de beauté, une cicatrice à l’arcade sourcilière… ». Et de préciser : « Le format graphique du manga est pour moi plus confortable que celui d’une BD classique. Le nombre de pages plus important permet de détailler la narration en s’attardant davantage sur la scène. Le décor peut disparaître au profit de l’action avec les traits de vitesse par exemple, un arrêt sur image avec un gros plan sur le regard ou un focus sur les émotions qui traversent le personnage. »

Une autre de ses références dont l’esthétisme du style graphique l’inspire, est la BD bardée de prix « Il faut flinger Ramirez  » de Nicolas Petrimaux, un thriller paru chez Glénat en 2018. « Je continue d’apprendre sans cesse », ajoute t-elle en toute humilité. D’ailleurs elle ne jure que par la pratique encore et toujours. « Il faut savoir apprendre de ses échecs pour rebondir » insiste t-elle.

En 1997 elle partageait déjà ses coups de coeur dans un fanzine dédié à la pop culture avec ses propres créations en auto-édition sous forme de feuilletons, sa toute première expérience de publication non professionnelle. Suivra une publication enfin professionnelle dans le magazine de pré-publication Yumi à raison d’un chapitre par semaine. Ce premier contrat d’édition lui a appris à respecter une "deadline" avec une production validée par étapes en amont par l’éditeur et à avoir un recul plus objectif sur son travail évalué par un autre œil que le sien. Après des débuts un peu laborieux au papier et au crayon, elle a testé et rapidement adopté les outils numériques comme la tablette graphique pour aller « plus vite et plus loin ».

Elle avoue volontiers s’être inspirée de dessins d’autres mangakas au début de sa carrière mais, précise t-elle « Il faut se détacher des références pour trouver sa patte ». Aujourd’hui qu’elle maîtrise parfaitement les codes du manga, elle est plus sensible aux attentes de l’éditeur et à la cohérence scénario / dessin. Son scénariste préféré est Izu, un ami d’enfance aux références culturelles identiques aux siennes, ce qui rend leur collaboration fluide. Pour l’aider à dessiner un personnage, il lui propose souvent des photos d’acteurs comme base de travail. « Il faut s’imprégner de la psychologie du personnage, en capter l’essence et le moyen de faire passer ses émotions au lieu du copier-coller calqué » ajoute t-elle. Et de préciser : « Des détails vestimentaires, un style de coiffure, un accessoire trahissent des traits de caractère. C’est une combinaison entre les informations fournies par le scénariste et mon propre ressenti sur le personnage qui font sa cohérence ».

Si le manga a sa faveur plutôt qu’une BD classique, c’est justement parce qu’il lui offre la liberté de jouer avec la temporalité, d’étirer certaines scènes ou au contraire de les raccourcir. De plus la capacité d’évolution psychologique des personnages est selon elle plus prégnante dans le manga.

Elle apprécie également la plasticité de la narration graphique qui envoie aux jeunes des messages de société auxquels ils sont sensibles tout en leur permettant d’accéder à la pop culture. Les récits ancrés dans la réalité sont ceux qu’elle préfère. « J’ai besoin de croire à l’histoire pour me l’approprier et pouvoir me projeter » remarque t-elle.

De plus elle prend un malin plaisir à semer ici et là ses propres références culturelles comme par exemple des posters de films qu’elle a aimés à travers des « easter eggs » ou clins d’oeil graphiques ! Qu’il s’agisse d’une BD ou d’un manga, elle pense que ce sont des vecteurs de lecture. « Quand l’envie d’histoires est là, il faut juste trouver le livre qui vous correspond » dit-elle. À la fois sonore (grâce aux onomatopées) et visuelle, la bande dessinée fait travailler l’imagination à travers des univers variés ainsi que le… cerveau. « Par exemple quand le lecteur doit combler le blanc dans la narration entre deux cases, - ce qui s’appelle une éllipse -, il est obligatoirement actif », argumente t-elle.

Elle raconte qu’au Japon la production de mangas nécessite un staff important entre les scénaristes, dessinateurs et assistants divers et variés qui travaillent à la chaîne. Ils sont d’abord publiés dans des magazines de pré-pulications comme «  Shonen Jump, Shonen Magazine ou Shonen Sunday » à raison d’un chapitre par semaine sous forme de feuilletons ; ce sont d’énormes bottins imprimés sur du papier bon marché et vendus à bas prix. Les lecteurs votent pour leur manga préféré, ce qui permet aux éditeurs de connaître la tendance : succès ou échec…

S’ils remportent le succès commercial escompté, ils sont aussitôt adaptés en anime (ou inversement) avec une profusion de produits dérivés (posters, mugs, figurines…) aussi appelés « goodies ». En France où l’effectif est souvent réduit au binôme scénariste / illustrateur, la production des planches est globale pour l’ensemble de la série, les dessins des tomes suivants étant conservés par l’éditeur. C’est la mise « au frigo », afin que les sorties des tomes successifs s’enchaînent sans délai.

Ce sera le cas pour sa dernière série de 3 tomes Talento Seven à paraître en septembre 2022. Le héros est un influenceur hyper émotif très mal à l’aise quand il s’agit de se filmer pour produire des contenus sur sa chaîne Youtube. Il se retrouve embarqué dans un concours, le « Talento Seven » dont les juges sont les sept plus grands créateurs de contenus comme Instagram, Youtube, Tiktok, etc.

Une réalisation de longue haleine, puisqu’il faut compter 8 mois en moyenne pour la réalisation d’un tome soit environ 4 chapitres. Une fois la série de 3 tomes finalisée, elle devra peut-être déposer un dossier d’édition auprès d’un autre éditeur si les ventes sont insuffisantes et donc … recommencer à zéro la recherche d’un éditeur pour poursuivre la série. En cas de succès, la production va rarement au-delà de 20 tomes grand maximum pour une série, à cause d’une équipe de création réduite et… du volume des ventes.

Son rêve serait de réaliser un projet dans sa globalité, de A à Z, du scénario, au story-board, à la mise en page ou découpage, sans oublier le crayonné, l’encrage et éventuellement la mise en couleur. Mais un manga est rarement colorisé à cause d’un coût de production trop élevé. Dès le crayonné, la première étape du dessin, elle prête une grande attention à la position de la caméra (plans, angles de vues et cadrage), ainsi qu’à la place des bulles dans les cases. « Une bulle mal placée est un obstacle à la fluidité de la lecture et peut nécessiter de refaire entièrement le dessin d’une case » précise t-elle.

Le prix moyen d’un manga en France se situe entre 7 et 8 € (au-delà de 10 € pour une édition améliorée) contre 3 à 4 € seulement au Japon. Comme un auteur de romans, elle perçoit un pourcentage sur les ventes à venir, une enveloppe forfaitaire négociée lors du contrat avec l’éditeur.

Marie-Jeanne, bibliothécaire à la médiathèque des Quatre Moulins, fait remarquer que le marché du manga papier et numérique brasse 890 millions d’euros. De fait, de nombreuses plate-formes numériques comme Netflix ont repris des licences d’anime comme celle de Demon Slayer par exemple. Pendant le confinement les dépenses culturelles ont fait un tabac. La vente de BD a plus que doublé durant cette période. 85 millions d’exemplaires BD ont été vendus. C’est une hausse de plus de 60%. Et, plus d’une BD sur 2 achetée est un manga. Depuis 1996, le manga « One piece » a totalisé 500 millions de ventes dans le monde à ce jour, soit 1 manga toutes les 8 secondes. Il est talonné par le manga Dragon Ball Z qui a réalisé 400 millions de ventes depuis 1984. Suit « Naruto » avec 150 millions de ventes dans le monde et Demon Slayer avec 150 millions également depuis sa création en 2019. Un sondage parmi 150 000 japonais a donné le classement suivant des 100 meilleurs mangas. Parmi les 5 premiers, One Piece arrive en tête, suivi de Demon Slayer, de Slam Dunk, de Detective Conan et enfin de Dragon Ball Z, en cinquième position seulement.

Un grand merci à la talentueuse Kalon pour sa patience et sa gentillesse face à un public d’élèves souvent passionné et connaisseur. Elle aura sûrement suscité des vocations qui ne demandent qu’à éclore… Une prochaine rencontre est prévue en septembre 2022 à la librairie Excalibulle pour une séance de dédicaces. À vos autographes !

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